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09/02/2008

Nouvelle - Les contes à compter - Josiane - Plus que deux heures à attendre

Plus que deux heures à attendre, un frisson parcourt son corps, il glace son sang. Josiane assise au fond du car, ses souvenirs s'éclaircissent. Elle se remémore quelques années auparavant, à la fleur de l'âge, celui de ses seize ans. Le parcours d'un bus, la ligne 14, prise à la même heure, le matin, au même endroit,entre sa maison et son collège. Trois garçons, deux jumeaux et un jeune homme plus massif habitaient sur les hauteurs de la ville. Ils s'asseyaient sur les banquettes vis à vis de couleur orange. Ils se connaissaient bien. Ils fréquentaient le même quartier. Ils entamaient avec Josiane tous les jours scolaires, une conversation de plus en plus coquine. Ces trois jeunes hommes, deux sosies sur quelques traits de visage, le troisième, un peu plus trapu et massif, ils s'entraînaient régulièrement au rugby. Le plus âge, un prénom à consonance espagnole, lui avait déclaré assez vite son attirance. Ils se sont connu dans ce bus, sur cette même ligne. Il a enfin osé entamer une conversation. Assez vite, les jumeaux participaient à l'échafaudage pour mieux lier connaissance. Ils étaient tous trois en connivence. Leurs yeux bruns roulaient à chaque phrase. Josiane flattée par leurs gentillesses, leurs attentions, savourait à l'avance le trajet. Ses premiers émois amoureux remontent à la surface de ses souvenirs. Josiane se souvient qu'un jour, pour lui faire plaisir à son soupirant. Elle a assisté à son entraînement, sur un terrain un peu boueux, non loin du halle omnisports, à l'orée du bois. Quelques jours de la semaine, la soeur de Josiane l'accompagnait dans leur trajet, elle prenait une correspondre à la gare dans le bas de la ville. Christel a vite compris le trio qui exerçait des pression coquines sur Josiane. Elle prenait plaisir à confondre sa grande soeur.

Soudain, le car s'arrête, le long de la bande d'arrêt d'urgence, le chauffeur remet la clé de contact pour faire réagir le moteur. L'autobus s'immobilise entre Paris et Liège, non loin de la frontière française. Après quelques vérifications d'usage, le chauffeur se faufile dans la forêt naissante, il a enjambé la rail quelques minutes auparavant, un bidon à la main, il s'engouffre dans les vastes prairies à la quête d'essence. Tous les occupants du car, interloqués par leurs mésaventures cherchent à savoir quelles sont les raisons de cet arrêt. La frénésie due aux passages de camions, voitures et autres faisait trembler tout le bus. Aucun panneau de signalisation n'est déployé pour signaler aux autres conducteurs, notre infortune. Plus d'essence dans le réservoir, décidément, la plus bête panne pense Josiane. Son compagnon assis à coté d'elle, pour détendre l'atmosphère lourde d'inquiétude, lance quelques boutades dont il a le secret. Voilà que le chauffeur se lance dans la forêt sauvage, il va se perdre. Nous n'aurons plus de chauffeur, nous aurons le plaisir de passer la nuit sur cette bretelle d'autoroute. Josiane pense que appeler la police serait utile. Une petite fille à peine âgée de douze ans, assise à côté de sa maman suggère que tout le monde descend pour pousser le bus. Un éclat de rire général se libère dans l'espace. Josiane imagine pendant trente secondes l'absurdité de la scène. Une trentaine d'adultes poussant un car sur ce macadam turbulent, secoués par les vibrations des autres véhicules. Le confort perturbé par un manque de liquide jaunâtre, Josiane trouve cela plus que dérisoire. Après quelques minutes, une odeur âcre envahi l'espace et quelques tournants de clés plus tard, le car repart. Le chauffeur prend la première sortie d'autoroute, trace des méandres dans une ville encore surprise de cette venue incongrue. Quelques gouttes suffisent et le voyage se conforme au trajet initial. Une pause d'une demi heure au milieu de l'autoroute, dans un coffret de béton déposés sur des bandes de bitume, tous les occupants de ce voyage se dégourdissent les jambes.

Tout compris, le retard s'étire presque sur deux heures. Comme un mascaret, une pensée remonte à la surface de son expérience, Josiane revoit ses scènes d'amitiés avec ce trio sympathique. Tous les tentatives pour rendre ces trajets scolaires plus conviviaux, plus dynamiques quelques années auparavant. Tous leurs fous rires et les répliques tantôt coquines, tantôt naïves, Josiane les a imprimés au fond de son coeur. Cette vague de souvenirs, rare et peut-être fascinante l'accompagne depuis 1994, l'Histoire se lie avec celle de Josiane. Un épisode tragique de la petite Belgique dans le grand territoire africain, plus précisément au Rwanda. L'amorce d'un génocide bien latent, viendra assombrir l'histoire toute entière de l'humanité. Le souvenir de ce trio à l'aube de sa vie d'adulte se ternit avec l'image de balles qui sifflent dans un milieu hostile, lointain et vraiment dangereux. Que de douleurs pour connaître tous les enjeux d'un combat perdu d'avance. L'annonce de la nouvelle dans le courant du mois d'avril 1994 a laissé dans l'affect de Josiane une trace indélébile. Jamais elle n'oubliera le visage de jeunesse des jumeaux. Ils ont été cruellement séparé. Josiane ne s'est pas marié avec son soupirant de jeunesse. Une pensée lancinante pour les jumeaux refait surface avec beaucoup de tendresse. Elle assiste impuissante de loin à tous les reportages qui viennent de quelques coins de la planète. La perte de trois chefs d'Etat sur quelques jours décime toute une région. Les photographies de ces dix militaires sur un fond de génocide et les impacts de balles sur un mur rose pâle et bleu tiédi à Kigali s'amplifie de jour en jour. Josiane, dans une phase d'empathie, peut appréhender la douleur des familles de ces militaires mais aussi toutes les personnes qui ont perdu un être cher dans cette barbarie.

Régulièrement, Josiane savoure de vivre dans l'hémisphère plus tranquille de la planète. Deux heures de retard sur son horaire, toutes les personnes assises dans ce car qui a pris son départ de la ville lumière, reviennent sains et saufs à destination voulue.

Véronique DUBOIS

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